Le luxe est là, dans l’exigence quasi irréelle qui gouverne le processus de fabrication de ce carré.
Grace Kelly avait fait de son carré en soie une prothèse médicale glamour, le transformant en écharpe pour son bras cassé. Quant à Meryl Streep, elle exige que son assistante aille lui en acheter par dizaines dans Le Diable s’habille en Prada. Depuis soixante-dix ans, le carré Hermès fait tourner les têtes. Celles des élégantes des années 40 tout comme, aujourd’hui, celles des modeuses de tout poil, qui le détournent en ceinture sur un slim blanc ou le nouent artistiquement à leur poignet, dans une version fine et raccourcie, le Twilly. Le carré Hermès n’est plus synonyme de snobisme ou d’allure rigide à l’élégance conventionnelle. Avec le temps son port s’est démocratisé, non pas qu’il ait infusé les différentes couches de la population, mais celles qui le portent n’hésitent pas à le désacraliser.
L’année de ses 70 ans, une nouvelle taille apparait, 70 × 70 cm, en clin d’œil à son âge, et dans une nouvelle soie dite « vintage », encore plus douce et plus souple. Depuis soixante-dix ans, ses techniques de fabrication n’ont quasiment pas changé et exigent minutie, patience, rigueur. S’il conserve son pedigree hautement huppé, et ce quelles que soient les couleurs dont il se pare, c’est qu’il nécessite toujours deux ans de travail et plus de 140 manipulations avant de se retrouver en boutique.
S’il-te plaît, Dessine-moi un carré
Tout commence donc par un croquis. Imaginé par un collaborateur de la maison, un artiste célèbre , ou un illustre inconnu. Ça se passe comme ça chez Hermès : une candidature spontanée, un petit mot accompagnant un dessin (dont on exige toutefois qu’il soit d’une précision avérée et scientifique) et il se peut que votre idée retienne l’attention. Au total, ce ne sont pas moins de 1500 modèles qui ont été conçus depuis le premier foulard Hermès de 1937, baptisé Jeu des Omnibus et Dames blanches. La plupart sont d’ailleurs régulièrement réédités. Les techniques de ces derniers ressemblent plus à celles de grands chefs cuisiniers qu’à celles de peintres sur soie. D’ailleurs, leur laboratoire est surnommé « la cuisine des couleurs ». C’est ici que l’on choisit pigments (dosés au demi-dixième de gramme près), tons répertoriés dans un nuancier de soixante-quinze mille couleurs, « mais sachant que l’on peut mélanger quarante couleurs mères à une ou deux autres dans des proportions de 99/1 à 1/99, les probabilités sont illimitées », expliquait récemment une coloriste à un magazine. Sélectionnées et mitonnées sur feu doux, les couleurs vont ensuite recouvrir les cadres de gaze auxquels elles correspondent et être appliquées sur une table d’impression longue de 120 mètres et recouvertes de soie venue du Brésil. Petit à petit, l’image finale apparaît. Vient alors le temps des finitions (bain de vapeur, lavage, rinçage), puis celui de la coupe et des ourlets « roulottés » à la main. Au total, il aura fallu cent quarante manipulations, cent quarante gestes différents, et entre cinq cents et huit cents heures de travail – les artisans en ont même compté mille quatre cents pour le carré Jardins secrets.
On comprend alors pourquoi cet objet culte coûte, dans sa version « standard » de 90 × 90 cm, la somme de 290 €. On comprend aussi pourquoi, instinctivement, il revêt une certaine charge affective et émotionnelle tant sa création aura été entourée de soins et d’efforts. Notons qu’il s’en vend un dans le monde toutes les trente minutes.
L’histoire
C’est en 1837 que Thierry Hermès s’installe à Paris. 30 ans plus tard, l’excellence de son travail lui fait obtenir la médaille première classe lors de l’exposition universelle de 1867. Cela propulse alors la maison Hermès sous les feux de la rampe, le Tsar Nicolas 2 lui commande nombre d’harnachements et de selles d’exceptions. Hermès peu à peu rayonne du prestige de ceux qui sont devenus ses clients attitrés : les rois et présidents du monde entier.
Nous sommes au début du vingtième siècle, les chevaux cèdent la place aux automobiles. Hermès se tourne alors vers la carrosserie et commence à exporter. C’est lors de cette période qu’Adolphe et son frère Émile Maurice développent Hermès et le positionnent sur le secteur de la maroquinerie. Sacs, ceintures et gants deviennent la vitrine de la griffe. C’est de cette émulsion créative que naît en 1937 le fameux carré Hermès. Robert Dumas crée un foulard de quatre vingt dix centimètres de côté qu’il appelle le Carré Hermès : le Jeu des omnibus et des dames blanches. Hermès n’a pas peur de bousculer un peu les codes sur le plan artistique. C’est ainsi qu’on a vu apparaître à la direction artistique de la soie féminine la pétulante Bali Barret, qui a dépoussiéré les choses, elle a abordé l’épineux sujet « carré » avec simplicité et franchise. Pour qu’un produit, tout iconique qu’il soit, traverse les âges sans prendre une ride, il faut le descendre de son piédestal et le faire vivre dans son temps. Pour elle, le carré Hermès doit être le lieu où l’expression artistique diverse et variée peut s’exprimer en toute liberté et raconter une histoire…